Souvenirs

Je suis à des milliers de kilomètres de chez moi. Tout se bouscule dans ma tête, je suis malade depuis quelques jours et je martyrise mon corps. Mon corps doit être aussi fort que mon esprit car je ne reviendrai pas ici de sitôt. Tant pis pour le ventre tordu, la douleur lancinante, le repas qui ne veut plus y rester. Je dois profiter de chaque instant, je dois me faire violence même si je n'ai plus la force d'avancer. Mon amie me soutient, dit que ce n'est pas grave, que je dois prendre le temps de me reposer. Moi je veux vivre, je veux profiter de ma liberté, je veux découvrir, je veux marcher vers des lieux inconnus, je veux croiser des visages étrangers, photographier des paysages éloignés, des émotions dissimulées et des sourires cachés.
Mais je n'en peux plus, vraiment. Je m'assois sur le banc. Vidée, attristée, épuisée. Le monde s'agite, le monde m'épuise. C'est le centre ville, pavé. Puis la musique résonne dans nos oreilles. Cette valse connue de tous, comptine d'un autre été, qui transforme un moment simple en instant magique. Celle que tu ressens dans le cœur, dans le ventre. Mon ventre qui tout à coup s'oublie.


L'homme tourbillonne sur la valse, se tort, vacille. Il fait danser une boule en verre. Transparente. Les rayons du soleil s'emprisonnent à l’intérieur, provoquant un rayon lumineux dans mes yeux. Je me lève, je fais mes réglages, je veux saisir l'instant, je veux son regard innocent, concentré. Si dur et paradoxalement si enfantin. Je veux sa solitude parmi la foule qui se forme autour de lui. Je veux sa boule qui danse sur ses bras, sur son corps, derrière devant et sous lui. Je me baisse, je parcours le cercle de spectateur en prenant grand soin de ne pas les gêner. Je n'arrive pas à capter l'insaisissable.
Son corps est fluide, la musique l'accompagne follement. Pourtant je ne veux pas filmer. Je veux photographier, je veux figer, je veux flasher. Je joue du flou-net pour mettre en valeur son regard d'enfant. Pour mettre en valeur cette sphère qui m'apparaît comme un autre membre de son corps.
J'ai l'impression de rentrer dans son intimité, que ce spectacle n'en est pas un. Qui sont ces hommes et ces femmes qui s'arrêtent pour balayer cet homme de leurs yeux inquisiteurs, admirateurs ? La violence et la douceur se côtoient ici avec une harmonie parfaite. Je ne consulte pas mon amie mais je sais qu'elle ressent exactement la même chose que moi. Le temps qui s’arrête. Un peu. De ceux qu'on voudrait qu'ils durent toujours.
Je suis si frustrée, je suis si concentrée.
Il s'accroupit, se relève. La sphère vrille, s'équilibre dans ses doigts entrecroisés. Elle glisse, se coule, s'étire. Semble vouloir s'enfuir, s'exploser. Il lève la tête, d'un mouvement net et précis, comme pour stopper ce caprice. Nos regards se croisent. Se figent. Je suis foudroyée.
Elle est là. Ma photo parfaite.
J'arrête d'appuyer sur le bouton déclencheur d'ouverture.
Parce que. Parce que certains moments ne sont faits que pour être vécus. Pleinement. Intensément.






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